La Valise en carton -

Nous avons travaillé avec ASTOVOT, avant ces quelques jours de vacances, sur un document destiné à l’accueil des volontaires. Il inclut un grand encart de présentation culturelle et de recommandations, dont la révision a donné lieu à une longue et diverse discussion.

Perel et Félix estiment par exemple que pour maintenir de bons rapports avec leurs hôtes togolais, les volontaires doivent se rendre agréables par des cadeaux (matériels) réguliers. Il ne s’agit pas de dédommager les familles, qui le sont déjà plus que largement par la pension alimentaire hebdomadaire. Indépendamment de cela, ils conçoivent les rapports sociaux de cette façon. Tout rapport entre hommes, à la limite. Dès lors, yovo ou non, ce n’est qu’une question de degré. Félix nous raconte avec naturel que s’il est populaire parmi les jeunes de la ville, c’est parce qu’il paye régulièrement ceci ou cela à tel garçon ou telle fille. Que c’est comme ça qu’on gagne le respect. Mais plus particulièrement, si l’on est agréable à un étranger, à un voyageur, à un homme riche, c’est dans l’espoir du gain. Remplissez cet espoir, vous aurez des amis ; décevez-le et cela vous causera des tracasseries avec tout le monde. Perel insiste même sur la nécessité d’entretenir ce type de rapport, où l’on « achète » la sympathie des gens. Ainsi, les habitants continueront à bien accueillir les volontaires dans le futur, et à s’empresser autour d’eux.

Je pense qu’ils ne perçoivent pas tout à fait l’intensité des sollicitations qui nous entourent. Mais plus globalement, s’ils en avaient conscience, ils le prendraient comme un désagrément financier, et non humain. Je leur ai exposé notre réaction spontanée, collective, et inévitable à cet état de fait, notre malaise éthique, et la notion d’amitié telle qu’elle était conçue chez nous, en Europe, d’échange humain désintéressé…

Depuis, je ne peux m’empêcher de m’interroger. Perel y voit une simple différence culturelle, qui ne supporte pas remise en questions : when in Rome, do as Romans do… Je doute. J’ai l’impression qu’il y a là une distinction éthique, qui se veut universelle, à défaut d’être reconnue partout. Que ce n’est pas comme de faire du bruit en mangeant sa soupe, ou de se saluer par des cabrioles : pas une convention. Que c’est une valeur à peu près incontestable, de savoir donner sans ostentation ni attente de retour, la sympathie ou un objet, et de ne pas vendre son sourire. Que c’est tout l’échange humain et le partage vrai, sincère, qui est en jeu. En somme, que je peux seulement déplorer et pardonner cet état de fait, mais que je ne suis pas prête à le partager.

Je suppose que dans l’ensemble, il n’y a pas là de quoi ériger un totem particulier – que ce n’est ni une valeur unique, ni suprême, et que les valeurs, souvent, sont universellement positives. L’équilibre psychique. La performance. L’altruisme. La richesse. La joie. La force. L’intelligence. La beauté. On peut les réduire par des paradoxes dévalorisant, les considérer comme insignifiantes par rapport à d’autres, mais personne n’inversera réellement cette axiologie : voulez-vous que votre enfant soit beau ou laid ? Vous avez beau être persuadé que la beauté est secondaire, et qu’elle produit même de nombreux défauts chez les gens, qu’au fond elle n’est pas si désirable – j’ai tout de même une idée assez précise de ce que vous choisirez pour votre enfant.

Mais chaque société choisit comment les classer, hiérarchiser les valeurs. Eh bien, ici, on est débarassé du culte démesuré de la performance qui fait rage en Occident (Parfois même, je dois dire, un peu trop débarassé à mon goût !), mais on est aussi privé de cette soyeuse profondeur éthique de la considération humaine et individuelle, celle qui tient toujours à notre idée que l’on devrait respecter, ou aimer les gens pour eux-même, et non pour le gain. Chacun ses valeurs, chacun ses médiocrités. Et quand bien même on croirait à l’influence positive et réciproque des cultures en contact – ce qui me semble fort compromis par la nature des relations entre l’Occident et l’Afrique, et la façon dont elles ont été engagées – rien ne change en un jour.

Cela me fait penser à autre chose. On m’a beaucoup répété, j’ai beaucoup buté, sans trop y prêter attention, sur ces systèmes à l’antique, l’évergétisme, le don et le contre-don, dont on dit toujours, pour les disculper de corruption immorale, qu’ils sont « différent », qu’il faut les « replacer dans leur propre contexte ». De nos jours, en Europe, quand on achète les gens, leurs idées, leurs sympathie, on a au moins un peu honte, conscience d’un autre idéal. On ne peut plus pratiquer sans arrière-pensée le système du don et contre-don, celui de l’évergétisme, le gain des esprits par la richesse matérielle, sans (vraie ou fausse) culpabilité. Tels qu’ils ont existé il y a longtemps, ou tels qu’ils existent ailleurs, ils nous sont interdits. Et vous savez quoi ? Avouons-le une fois pour toute, ça fait aussi du bien : de notre point de vue, et de celui de tous ceux qui partagent avec nous cet aspect culturel, ce sont de grosses frustreries. Et pour cette valeur-là en particulier, qui n’est ni unique, ni la plus grande, sans doute, notre éthique de l’amitié telle qu’elle est née, au creux du discours, chez des philosophes qui raillaient leur société d’intérêt, c’est un progrès.

Et puis, je suis curieuse de savoir ce qu’en penserait un aîné, ou un de ceux qui se plaignent que la jeunesse, que tout le monde ne sait qu’être rustre et s’amuser, qu’on va à l’église pour chanter et exposer ses robes, que les gens n’ont ni valeur, ni spiritualité*.

NB :
« spiritualité » : le terme est d’un usage répandu jusqu’à la mode, ici ; il désigne toute réflexion profonde, religieuse, morale, philosophique…

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