Hier soir, vendredi, Pierre et moi étions de nouveau invités par Adrien, Bénédicte et tout le monde chez la maman de Perel, dont c’était l’anniversaire.
J’entends en ce moment la rumeur d’une fête lointaine. C’est à dire, j’entends des chants au loin, assez loin pour ne pas en être assourdie. C’est à dire encore, j’entends des paroles surtout rythmées, un peu chantées, plutôt déclamées avec une puissance admirable chez un être humain normalement constitué.
Quand nous nous retrouvons, souvent avec d’autres volontaires, je ne sais pas ce que les autres européens ont en tête – sans doute, de plus en plus, comme nous-même, de se soumettre au rituel togolais. D’abord, si l’on se retrouve, et disons presque quelle que soit l’heure, il faut manger ensemble. C’est beaucoup moins comparable que vous ne croyez à l’invitation que des européens se lancent à l’heure du repas : au Togo, c’est à peine si le repas existe ; il y a des heures pour manger, auxquelles on prépare quelque chose, un plat unique, que chacun mange plus ou moins simultanément, à sa guise et le plus souvent dans son coin – chez nous, Pierre et moi sommes les seuls assis à table, et j’envisage de lancer une grande révolution pour aller manger dehors, puisque les modalités de l’ingestion n’intéressent que nous. En revanche, si vous recevez quelqu’un, alors il faut manger ensemble, au moins un peu, au moins « sentir la sauce », comme on m’a dit hier, sous peine d’impolitesse. Soyons bien certains que cette obligation est sans rapport avec un éventuel repas venant de s’achever, ou avec l’alimentation en général. Ainsi, hier soir, nous avons dîné sans attendre tout le monde (c’eût été folie, dans ce pays, et bienheureux qui sait qui et quand viendra…), puis sont arrivés les retardataires (c’est à dire ceux que nous appelerions ainsi, car ils arrivaient, sans que quelque culpabilité ou idée de problème soit en jeu, plus de deux heures après l’heure à laquelle nous étions conviés), après notre dîner. Conséquence logique européenne : ils étaient en retard, ce qui est une faute, et auraient du se montrer reconnaissant que nous leur ayons gardé à manger ; conséquence togolaise : le retard n’existe pas à proprement parler, ils sont juste arrivés après, ce qui n’est en rien un problème ni une incorrection, et la politesse veut que nous mangions de nouveau le repas que nous venons d’achever, pour les accompagner.
Une fois ces péripéties achevées, quand on suppose que tout le monde est là, il y a toujours une (plusieurs) bouteilles d’alcool, dont une de togo-gin à portée de main… je soupçonne les jeunes togolais d’ASTOVOT d’aimer bien l’objet en question du délit gustatif, ce qui n’est pas le moindre de leur défaut – en tout cas, un glissement se produit systématiquement dans la seconde partie du repas qui regroupe les mêmes togolais en cercle homogène et sombre de peau, du côté de l’alcool. Les premiers verres sont servis avant que nous n’ayons remarqué quoi que ce soit… notez bien, d’ailleurs, qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre le contenu d’une bouteille et son étiquette. Ceci étant, le Togo Gin remplit également un rôle structurel, car il amène les chants et tambourinements. Hier, vendredi j’entends, l’hier de mon écriture et non de mon passage dans un cybercafé fonctionnel, il n’y avait pas de djembés – heureusement, une cuillère, une assiette en métal et une bouteille procurent plus de bruit qu’une armée de djembés, et égalent – joie immense ! – un haut parleur géant poussé au plus fort de ses possibilités. Vous avez sans doute déjà entendu dire que la musique africaine était fondée sur le rythme, et que la hauteur des sons ne lui était qu’un accessoire, et vous êtes dit fort raisonnablement qu’une telle généralité devait receler son lot d’exagérations et de faussetés. Je ne peux parler que de Kpalimé ces dernières semaines, mais en dehors de quelques chants religieux manifestements empruntés aux canons de la musique occidentale (pas les plus beaux, et le fait qu’ils soient rarement dotés de justesse dans l’interprétation ne les défend sans doute pas à mes oreilles), il y a ici plus de déclamation sur rythmes que de chant au sens où nous l’entendons. D’ailleurs, on brame trop fort pour chanter à l’occidentale. Ce sont toujours les mêmes chansons, mais rythmés de façons diverses, et je n’oserai vous rapporter la médiocrité des paroles, en tout cas pour la partie francophone que seule j’ai tirée au clair (mais j’ai mon idée sur quelques phrases d’éwé qui ne semblent pas mieux valoir). En somme, la hauteur des notes importe peu, les paroles non plus. Régulièrement, il se peut que s’intercale une douce mélopée du type « Allez les bleus ! Allez, les bleus ! ». Tout ce qui compte, c’est le rythme incessant et varié, et la danse qui s’ensuit – c’est à dire le mouvement assez vague, plutôt libre, spontané et expansif des corps, en rond autour des joueurs, ou au centre de l’espace formé par les présents.
Les Togolais ne se fatiguent qu’après longtemps de cette forme de célébration commune, qui est aussi, à quelque chose (de fort conséquent) près, celle des mariages, des enterrements, ou des éventuelles séances de louange au Christ le dimanche après-midi. Les Européens arborent parfois, après quelques dizaines de minutes, et par intermittence, les visages vides de ceux qui ne voient aucune raison à ce déployement de comportements étranges. Pour moi, qui ressens la même chose face aux mondanités dont je suis indigène, ce n’est qu’une impression fort habituelle, dont j’ai beaucoup plus coutume de m’accomoder que la plupart des gens. A vrai dire, je trouve même les fêtes africaines moins pesantes de beaucoup : d’une part, elles ont l’attrait de la nouveauté, d’autre part je comprends mieux que l’on partage réellement quelque chose dans cette activité commune, forte et gratuite que dans un étrange rituel réglé ou (presque) chacun est venu pour ne pas froisser quelqu’un ou accompagner dignement un autre, et où l’on ne s’intéresse qu’au spectacle de la dépense commune, ou le cas échéant de sa supériorité sur le voisin. Je me laisse tout de même ennuyer plus vite qu’on ne voudrait par ce type d’occupations.
Quant au volume sonore, principal objet de ma lassitude, il peut être résolu par la présence de djembés, dont le jeu est parfaitement supportable, quand on ne leur substitue pas un couvert et un récipient beaucoup plus perçants qu’il ne faudrait.