* Jour de grève.
Posted on février 27th, 2009 by Elise. Filed under Non classé.
Sujet grave et ridicule à la fois, tel l’Afrique, la pauvre, entre déchéance et absurdité… parlons un peu politique.
Il y a quelques temps a eu lieu dans tout le Togo une grève des enseignants. Deux jours hauts en édifications, que je me suis promis de raconter au plus tôt – et qui hantent depuis mon ordinateur, sous la forme d’un fichier vide et accusateur. Vous savez, on se dit qu’on écrit déjà beaucoup de choses, que cet article-là attendra, qu’il n’y a pas d’urgence et qu’on est fatiguée… Ce matin, Hampâte Bâ me fait honte en évoquant les centaines de pages de récits et d’archives qu’il a soigneusement consignées tout au long de sa vie, depuis sa prime jeunesse, pour garder une trace de l’Afrique telle qu’elle était encore, sans même savoir pour qui il écrirait, ni même s’il serait lu par une seule paire d’yeux. Tout à coup, Elise rechignant à gribouiller un pauvre témoignage pour le blog, ça ne se cache plus si bien sous l’héroïque manteau de l’effort régulier. Bon, d’accord, je me mets au travail.
Le mercredi, veille de la grève, tout était normal. C’était un jour ordinaire. Personne ne savait rien. Personne. Pas même les enseignants. J’ai quitté Kpodzi vers 16 h 30, sans la moindre conscience qu’il se passait quelque chose. Tous s’endormirent donc dans le calme. Le lendemain matin, certain affirmèrent pourtant qu’ils avaient entendu la veille au soir, au journal télévisé togolais, un discours du ministre condamnant une supposée grève le lendemain, et qui avait jeté le soupçon dans leurs esprits.
Le jeudi matin, je ne suis pas attendue au collège avant la récréation. J’ai rarement cours à 6 h 45, ce qui m’arrange bien, car je profite de ces moments pour affronter le cyber et vous envoyer ma prose. Mais vers 8 h, en rentrant du cybercafé, nous trouvons Daniel et Caca à la maison : leurs institutrices les ont renvoyés pour cause de grève. Nous ressortons pour pêcher des informations, et constatons que de nombreux élèves sont dehors, en uniforme en pleine rue. Dans notre quartier, seul le Collège Protestant semble fonctionner normalement – mais il est notoirement plus sérieux que les autres établissements, et doté d’un double financement par l’Eglise et l’Etat, qui fait qu’il ne rencontre pas forcément les mêmes motifs de protestation. C’est un jour de très grande chaleur. Très peu motivée par mon vélo-cross quotidien à travers la brousse et le ruisseau asséché pour rejoindre Kpodzi, je tente de chercher l’information à tous les râteliers – on ne sait rien de Kpodzi, les certitudes des uns détruisent les informations des autres ; il faut aller voir. Armée d’une solide curiosité envers les évènements politiques, plus que de l’espoir de faire cours, je m’achemine vers 9 h et vers le C.E.G. Kpodzi. (Pardonnez les boutades, mais quand vous saurez la suite…)
Pendant ce temps, au C.E.G…. Il semble qu’une note des syndicats soit arrivée la veille, vers 17 h. Je ne sais trop par qui ni comment elle a été transmise, mais quelques enseignants l’ont lue, avant de se résigner à donner tout de même leur première heure de cours, vers 7 h. Petit à petit, cependant, l’information se répand. Lorsque j’arrive, pendant la troisième heure, tous les enseignants sont sous l’apatame, et discutent du problème. Je m’inscris sur le cahier de présence, et je croise ce faisant l’inspecteur, en train de demander au directeur les noms des « agitateurs » qui « causent des problèmes », puis je me joins aux enseignants, au moment où M. Degboevi, doyen du corps enseignant, insiste sur la nécessité de prendre une décision commune, et que tous fassent grève, ou personne, en raison des pratiques de représailles dont le gouvernement togolais est coutumier. On suppose qu’ils n’oseront pas démettre de leurs fonctions tous les enseignants de Kpodzi à la fois. Notons que ces soucis sont sans doute justifiés, d’autant que le directeur de Kpodzi et l’inspecteur appartiennent tous deux au RPT (parti au pouvoir), quoiqu’à deux factions rivales. Dans la région, les partisans du RPT sont extrêmement rares, et le fait qu’on les trouve en si forte proportion à ce genre de postes n’est pas un hasard.
C’est alors qu’arrive… l’inspecteur de la province de Kloto, qui vient de s’entretenir avec le directeur. Pour éclaircir un peu les choses, rappelons qu’ici, les hiérarchies sont simples et fortes : l’inspecteur, c’est le chef des directeurs d’établissements de la province. C’est aussi un homme que je n’admire ni pour ses idées, ni pour la pertinence de son discours, et qui a réussi à me sembler médiocre à chaque fois que je l’ai rencontré. Le jour de la grève n’a pas fait exception. Il commençait la tournée de ses établissements, pour rendre compte des effets de la grève. Je n’ai pas réussi à savoir s’il existait un autre mode de comptabilisation pour les protestations. Toujours est-il que chaque directeur, chaque inspecteur, chaque chef, en somme, est considéré par ses supérieurs comme responsable pour une part des mouvements de sa circonscription. Si l’on veut être bien vu, il faut dissuader les enseignants de faire grève chez soi. L’inspecteur semblait décidé, du reste, à minimiser le mouvement. Ses premiers mots furent de remerciement hypocrite : il considérait que les enseignants, présents sur le site de l’établissement, ne pouvaient aucunement être enregistrés comme grévistes. Il s’étonnait donc beaucoup de les voir sous la paillote plutôt que dans leurs salles de classes. Commence alors la grande parade de la mauvaise foi.
Une enseignante « informe » [Tu parles !] l’inspecteur que le mot d’ordre de grève n’est arrivé que ce matin au C.E.G., et qu’ils sont justement réunis pour décider de leur participation ou non au mouvement. L’argumentation de l’inspecteur, peu digne de ce nom, prit alors la forme d’une cascade, dans laquelle se bousculaient diverses inanités :
- les syndicats ne méritent même pas d’être suivis, puisqu’ils préviennent les enseignants si tard ; d’ailleurs, la hiérarchie n’est pour rien dans ce retard d’information [on l'aurait presque cru s'il ne s'en était pas défendu], etc. Notez bien que l’Etat, au Togo, essaye systématiquement d’entraver les actions syndicales, les circulaires d’informations, les mots d’ordre de grève, qu’ils noyautent les syndicats, ralentissent leur courrier postal quand cela peut servir à les déstabiliser, etc. Du reste, l’incapacité générale à s’organiser efficacement ne doit certes pas être pour rien dans l’affaire.
- un mot d’ordre de grève n’est pas un mot d’ordre de sitting ; puisque les enseignants sont venus au collège ce matin, ils ne sont pas grévistes ; toute autre forme d’action serait illégale puisqu’elle ne correspondrait pas au mot d’ordre.
- la grève est un mode de combat individuel et non collectif (sic) ; l’inspecteur a reçu une circulaire du gouvernement demandant que personne ne soit « inquiété » [mot clé dont toutes les résonances m'échappent, mais qui semble recouvrir un ensemble de réalités très précises, et très variées en même temps], c’est à dire ne soit ni incité, ni dissuadé de faire grève ; il n’est pas normal de se réunir sur le lieu de travail pour décider d’une grève [!!!], car c’est une décision individuelle [eh oui, on insiste], qui aurait du être prise par chacun, seul chez lui ; il est donc trop tard pour faire quelque chose.
- même si personne ne doit être inquiété, il informe tout le monde qu’une circulaire est arrivée à son bureau au moment où il pénétrait dans l’enceinte de Kpodzi ; il n’en a donc pas encore pris connaissance, mais il est persuadé – « pour être sincère avec vous » – qu’elle requiert les noms des grévistes, et des protestataires… que sûrement, des sanctions, enfin, sait-on jamais… il faut inviter chacun à la « prudence ».
Lorsque l’inspecteur quitte les professeurs, certains sont manifestement persuadés, ou intimidés. Toujours est-il qu’il n’est pas possible de reprendre le cours de la décision collective. Les prises de paroles sont floues ; plus personne ne se comprend ; on s’enlise dans de fausses questions. Quelques uns partent faire cours. Certains rentrent chez eux – parmi eux, au moins un a déjà été licencié, est resté quelques années au chômage, puis a enseigné dans un établissement de campagne, très éloigné (apparemment considéré comme punitif) pendant une petite dizaine d’années, à cause d’une grève précédente. La plupart reste sous l’apatame pendant encore une bonne demi-heure. La controverse continue, et les voix s’élèvent parfois. M. Degboevi continue à dire qu’en restant là, et en refusant de prendre une décision collective, on met en danger les quelques uns qui sont rentrés chez eux. Durant les deux jours suivant, la mauvaise humeur et les prises de position continuent à fleurir.
Le lendemain, on apprend que le ministre a écrit une lettre pour « mettre fin à la grève » dès la matinée de jeudi. Les grévistes sont donc dans l’illégalité. [!] Les choses rentreront dans l’ordre sans grand dommage pour cette fois : on demande aux grévistes de justifier leur absence, puisque la grève était « annulée ». Qui par un faux certificat médical, qui par ceci ou cela, ceux de Kpodzi, du moins, s’en sortent.
Tags: politique
5 Responses to “Jour de grève.”
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mars 6th, 2009 at 23:35
Juste une question tout à fait accessoire: sais-tu pourquoi, ou contre quoi, il y avait une grève??
mars 9th, 2009 at 9:20
Elise travaillant studieusement ce matin à la rédaction du projet associatif de LIRE, je répond à sa place : il y avait grève pour des motifs divers, et différents selon le niveau scolaire.
Les établissements primaires se plaignaient de ne plus recevoir l’écolage : le gouvernement a récemment rendu l’école primaire gratuite, mais a « oublié » de verser la compensation correspondante aux établissements, qui se retrouvent donc sans budget. Sujet grave, d’où cette grève très suivie au primaire.
En revanche, dans les collèges, il s’agissait principalement de protester contre plusieurs mois d’arriérés de salaires, restés impayés depuis bientôt 10 ans. Un syndicaliste affirmait à mi-voix que le ministre de l’éducation, une honorable (mais surtout intouchable) huile du parti au pouvoir, était bien allé chercher la somme correspondante au Trésor Public… mais que l’argent n’était jamais parvenu aux enseignants. C’est important, mais un peu moins critique que l’écolage, et beaucoup de professeurs s’étaient un peu résignés à ne jamais voir la couleur de cet argent : les grévistes étaient donc moins nombreux au collège.
Je ne sais pas où en sont les affaires d’écolage, mais certains enseignants du collège ont en tout cas fini par recevoir leurs arriérés de salaire.
mars 16th, 2009 at 8:45
Comme le dit Pierre, c’est surtout dans le primaire qu’une vraie revendication essentielle était exprimée.
Dans le secondaire, c’était un peu par solidarité, un peu dans l’espoir de lancer un mouvement plus global, et puis il y avait une série de revendications sans grand rapports les uns avec les autres. Des plaintes administratives, surtout. Les arriérés de salaires dont parlait Pierre, également. Et des demandes d’augmentation salariale…
PS : Victoire, Elise peut *enfin* poster son commentaire !
mars 16th, 2009 at 8:47
Comme le dit Pierre, c’est surtout dans le primaire qu’une vraie revendication essentielle était exprimée.
Dans le secondaire, c’était un peu par solidarité, un peu dans l’espoir de lancer un mouvement plus global, et puis il y avait une série de revendications sans grand rapports les uns avec les autres. Des plaintes administratives, surtout. Les arriérés de salaires dont parlait Pierre, également. Et des demandes d’augmentation salariale…
PS : Elise va *enfin* pouvoir poster son commentaire… si !
mars 16th, 2009 at 8:53
SPAM SPAM SPAM… nous avons eu quelques problèmes pour faire passer les commentaires par une nouvelle IP… ça se voit ?