On est aussi ailleurs pour apprendre à mieux se connaître, alors… allons-y.
Une des premières choses qui nous ont frappés dans notre expérience d’une famille togolaise, c’est l’absence de convivialité, de gentillesse et d’attention à chacun. Quoi, direz-vous, et l’Afrique de la fête, du groupe, de l’animation, de la sympathie, des… vacances ? La déception vient surtout du fait qu’en Europe, où l’individualisme – c’est à dire l’importance de l’individu comme fondement de la société – peut tourner en égoïsme si l’on n’y prend pas garde, on s’imagine que les cultures du groupe riment avec solidarité, générosité, partage… on s’imagine, en somme, les autres par rapport à nous-même, et on les idéalise en croyant qu’ils sont simplement le remède à nos maux. Cessons de projeter sur l’autre la photographie en négatif de nos regrets.
En réalité, une société du groupe, non-individualiste, c’est une société dans laquelle chaque individu est réellement peu important en et pour lui-même, et où l’on se préoccupe beaucoup moins que chez nous de son état et de son devenir, surtout s’il s’agit d’un enfant, ou plus globalement d’autant qu’il est situé plus bas sur l’échelle de l’autorité au sein du groupe. C’est un système qui a ses rudesses – mais elles ne sont peut-être sensibles qu’à celui qui vient d’ailleurs – et surtout ses incompatibilités. Un système qui souffre beaucoup de la confrontation avec la modernité, aussi – par exemple, une institution scolaire à l’occidentale implantée dans un milieu où le développement intérieur de chaque enfant n’est pas une préoccupation spontanée, c’est très cocasse, et surtout assez peu adapté : comment voulez-vous que ça fonctionne bien ?
Je ne cherche pas à dire qu’une société vaut mieux qu’une autre. Seulement, chacun a sa cohérence, ses valeurs, ses avantages et ses défauts les plus saillants. Passer de l’un à l’autre est difficile : pour moi, il n’est pas question de traiter les gens comme ils se traitent entre eux, avec l’agressivité, le mépris et l’autorité forcée ou l’humilité presque indigne qui régit les rapports entre tous – du reste, la question est plus compliquée, car ici, ils sont véritablement coincés entre les exigences non-conciliées de deux fonctionnements qui semblent incompatibles, et je considère que mon rôle à l’école est entre autres de leur apporter ce qui manque manifestement à leur société telle qu’elle veut fonctionner, et telle qu’elle n’y parvient pas parce que certaines choses en eux font défaut : capacité à développer chacun, à respecter l’autre, à l’écouter, à travailler ensemble en se parlant… Je me dis, peut-être à tort, que puisqu’ils sont confrontés à ces exigences, mieux vaut qu’ils apprennent à y répondre, même si cela les soumet à la difficile tâche de concilier deux mondes sans rapports.
Mais à l’inverse, passer d’une société du groupe à celle de l’individu doit être très déstabilisant, et je suis persuadée qu’il y aurait de quoi refuser cette immense pression qui, chez nous, écrase chacun pour qu’il se révèle, s’épanouisse, « trouve » ce qu’il « veut » faire et le « réalise »… demandez donc à une vieille femme d’ici ce qu’elle veut. Quand elle n’est pas prise dans la voie étroite et permanente de ce qu’il y a à faire, elle ne fait rien et reste immobile sur un tabouret, ou s’asseoit devant un téléviseur dont elle ne comprend pas même la langue. Elle ne veut rien, et connait moins encore la grave question du loisir. En somme, elle préfèrera servir à quelque chose au sein du groupe plutôt que de se voir offrir une dubitable liberté de s’épanouir comme elle l’entend.
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