Un matin, nous nous sommes réveillés sur un plateau, au-dessus de Pligou. C’était en pleine savane, il faisait chaud, et du sable bicolore volait sur le sol – j’ai des preuves contre tous incrédules lecteurs. Siel nous a mené autour de son domaine. Dans les cimetières moba, on enterre séparément les ancêtres et ceux qui ne le deviendront pas : ceux qui sont morts sans descendance. On place les femmes allongées dans la terre, la tête appuyée sur leur main gauche, tournées vers l’Orient, pour qu’elles rappellent chaque matin à leur mari qu’il est temps d’aller travailler ; les hommes allongés dans la terre, la tête appuyée sur leur main droite, tournés vers l’Occident, pour qu’ils rappellent chaque soir à leur femme qu’il est temps de préparer le dîner. Au-dessus de chacun, il y a la terre, et un canari renversé au milieu des hautes herbes. Parfois, en pays moba, on trouve une tombe moderne, comme un peu partout au Togo, c’est à dire en carreaux de salle de bain : c’est un fonctionnaire qui a été assigné à cette région mais qui fut originaire d’ailleurs, et que sa famille a fait enterrer dans un cercueil et sous une large dalle. Siel ne veut pas être enterré dans un cercueil, car il faut laisser le corps rejoindre plus vite la terre.
Siel devant les peintures de Namoudjogo
Siel a accueilli de nombreux volontaires, à l’époque pas si lointaine où l’agence française du volontariat les affectait en grand nombre à la région des savanes, considérée comme sinistrée. Il possède un domaine à Pligou, et une concession dans la ville de Dapaong. Il vit entre les deux, et accueille les visiteurs, en tant que seul guide, à peu de choses près, dans la région des savanes togolaises. Il a considérablement l’habitude des occidentaux, et en tout cas celle de leur expliquer ce qu’ils ont besoin de savoir, même s’il se laisse parfois encore surprendre par leurs projets, leurs entreprises et leurs exigences, lors du passage d’une grande caravane d’enfants par exemple. Il a ses idées sur le monde, sur la (non-)politique touristique du gouvernement togolais, et sur les retombées économiques qu’on pourrait obtenir – en des termes fort raisonnables, et à vrai dire assez modernes, quoiqu’ils m’inquiètent parfois. Il sait que les émigrés africains sont mal traités en Europe, qu’ils sont pauvres et que pour envoyer de l’argent à leur famille, ils s’entassent dans des appartements à Montreuil – il essaye de le dire autour de lui, et d’inciter les jeunes à monter plutôt leur affaire au pays. L’été dernier, invité par les volontaires passés, il est d’ailleurs venu en France. Avec son visage paysan à l’arcade sourcilière proéminente, il a pris l’avion, qui l’a plutôt effrayé, et il s’est un peu demandé pourquoi il avait quitté son Pligou natal. A Paris, il a vu un salon de toilettage pour chiens. Durant une longue panne sur une piste peu fréquentée, il nous a assuré que là-bas, en France, il y a des gens qui cultivent des champs, non pas au coupe-coupe ou à l’araire, ni même avec un zébu, mais à l’aide de grandes machines, et d’irrigation artificielle sur des parcelles immenses. Il paraîtrait que ces gens produisent assez en un an pour nourrir le Togo durant la prochaine décennie. Mais que leur production sert surtout à entretenir du bétail. Il a vu des villes où il y a, d’après lui, autant de magasins de prêt-à-porter et de restaurants que d’habitants. Il dit que « ces gens ont atteint un tel niveau de civilisation qu’on n’y comprend plus rien ». Je récuse plutôt l’idée qu’il existe un niveau de civilisation, comme s’il s’agissait d’un processus unilinéaire. Pour la même raison, d’ailleurs, j’aimerais bien qu’on réfléchisse un jour à la notion de développement, plutôt que de la considérer comme une valeur établie. Mais je crois qu’en effet, à force de tout passer au crible de l’analyse, de questionner chaque chose, de créer de plus en plus de liberté, au grand troc de certitude et stabilité contre liberté de penser et d’agir, nous vivons sans doute dans un monde plus complexe que d’autres. Siel a vu beaucoup de choses de l’homme européen, mais il continue à s’en étonner suffisamment pour considérer que ce qu’il nous raconte de la France, à nous qui semblons si normaux, si comme tout le monde, devrait aussi nous estomaquer. Et puis ces femmes, sur la plage, allongées, presque nues au soleil, comme je vous dis… c’était gênant, vraiment.
Outre cela, Siel nous a reçu en compagnie d’un lapin aux légumes le soir du 31 décembre. Il nous a aussi mené en moto le 1er janvier, et je peux vous dire qu’il conduit moins bien que beaucoup de zemidjamen du pays, et que son moteur à deux temps a teinté mes bras aux motifs du léopard. Mais il sait où se trouvent les grottes à flanc de falaise qui furent habitées pendant des siècles, et les peintures préhistoriques de Namoudjogo.
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